Qu'est ce que le spectacle ?

(Angelo Quattrocchi, The Situationists Are Coming, “Oz” Magazine, London 1969 - FB Boobs...Vice Deforme)


Depuis Debord la notion de Spectacle est devenue un pilier de l'étude du Système de civilisation moderne par les différentes formes de dissidence . L'usage nous en a longtemps semblé évident, depuis les premières thèses de la Société du Spectacle . Mais l'évidence est le plus souvent une apparence trompeuse qui empêche la réflexion . Ainsi, à la suite d'objections amies sur le concept de spectacle – le fait que le dandysme est une forme de spectacle - j'ai été amené à reprendre la construction de ce concept .

Revenons au texte de Debord .

Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.

Malgré les apparences, le texte de Debord ne s'enracine pas seulement dans une description ou dans la culture de l'ultra-gauche, mais aussi dans une expérience existentielle qui apparaît en filigrane .

Le Spectacle met en résonance la notion de représentation et la notion de vie directement vécue . Cette vie est celle de chaque homme . La vie directement vécue peut être appelée vie authentique, authenticité ; et l'authenticité est justement ce qui, dans le Spectacle, est aliéné . La question de la vie authentique est implicite, mais présente au cœur même du concept de Spectacle .

La notion de représentation doit aussi être profondément creusée . En elle-même, la représentation porte l'idée d'une réplication de l'être, et donc d'un être non-représenté originaire . Chez Debord, l'être, jamais nommé, est pourtant implicitement présent ; l'être est la vie, et aussi le vrai ; et la représentation est la mort, est une reflet voilé et faux de l'être . Il est évident que ces mots seront taxés de simplisme, et seraient reniés par Debord . Ils n'en sont pas moins présents dans le texte même, dans son ombre . Car un texte est l'ensemble de ses mots et de leur ombre .

La séparation fait elle-même partie de l'unité du monde, de la praxis sociale globale qui s'est scindée en réalité et en image.

Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux.

Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant
.

Le vocabulaire ontologique de Debord est assez pauvre, issu de siècle de mépris et d'ignorance de la métaphysique . Mais voilà dite la scission de l'être et de la représentation ; la représentation comme fausse, l'être comme vie . Très clairement, Debord s'appuie sur une ontologie implicite de la vie authentique . Ce sera notre guide de lecture de la notion de Spectacle .

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Le concept de Spectacle ne doit pas se résumer à un puritanisme esthétique ou à une critique des arts du spectacle sur le modèle de la critique platonicienne du Spectacle . Selon cette critique, le spectacle doit être condamné comme source de plaisir . Il est même courant, à la suite de Nietzsche et de la phraséologie du soupçon – et Nietzsche fut très longtemps un moderne avant de devenir Nietzsche, et les scories du modernisme sont toujours présentes – de croire plus profond d'avoir des soupçons sur tout phénomène et de tout prendre pour un spectacle, et même pour le symptôme d'une chose inavouable :

« La béatitude (pour parler d'une façon plus technique, le plaisir, la jouissance) serait-elle jamais une preuve de la vérité? Elle le serait si peu que, quand des sensations de plaisir se mêlent de répondre à la question "qu'est-ce qui est... vrai?», nous avons presque la preuve du contraire. La preuve par le "plaisir" est une preuve de "plaisir". Rien de plus; comment pourrait-on savoir que les jugements vrais causent un plus grand plaisir que les jugements faux...L'expérience de tous les esprits sérieux et profonds enseigne le contraire. Le service de la vérité est le plus dur service...La foi donne la béatitude: donc elle ment... » Nietzsche (L'Antéchrist) .

Quel étrange folie puritaine – et quelle ignorance naïvement avouée - que de qualifier les mots plaisir, ou jouissance, de termes plus techniques pour la béatitude, et plus encore folie que de parler du mensonge du désir ou de la félicité, quand il est la vie même, et le moteur de toute motion vers le haut, vers la vertu, la loyauté, le sacrifice et toute soif de vérité. La sève, le sang, le souffle ne mentent pas . Croire que le plaisir soit une force de tromperie me semble très éloigné d'une morale des hommes du cercle, des seigneurs de l'existence et de la chair, et très proche d'une morale de veuve noire empoisonnée par son ressentiment .

La béatitude est bien au delà du plaisir, et elle se rit du plaisir et du déplaisir . Cela est une vérité certaine d'expérience . le sage qui s'est uni au Tao - qui possède la force forte de toutes choses - qui par la méditation s'est identifié à lui, s'est associé à la force innomée qui meut les mondes . Il s'est uni à l'Univers . « Que la foudre tombe des montagnes, que l'ouragan bouleverse l'océan, le sage ne s'inquiète pas . Il se fait porter par l'air et les nuées, il chevauche le Soleil et la Lune, il s'abat par delà l'espace . »

Et quand, plus simplement le soleil me baigne au travers des branches sur les pentes, quand l'eau de la rivière me caresse les pieds, quand les fleurs enveloppent mon regard et mon âme dans la mousse – quel est le mensonge de mon harmonie avec le monde ?

Heureux l'homme que le Soleil invaincu traverse de sa puissance . Et cette puissance de l'être ne se dit pas aisément, mais ne ment pas . L'intensité de la vie de l'être, voilà la vérité . L'expérience de l'être est la racine de la vérité . Si je dois donner un exemple de ce parcours de l'âme, je parlerais de Simone Weil, de l'acquisition de la certitude par son expérience . Le vrai est ce qui est, dit Aristote . Et le Maître dit : je suis la Voie, la vérité et la Vie .

Debord, en bon moderne, n'a pas de concept de béatitude . Mais son concept de situation et l'idée de la vie authentique ne sont pas des condamnations du spectacle et de l'art en général, malgré les tendances puritaines de sa personnalité . Le Spectacle est autre chose que le spectacle du dandy . Le Spectacle est dans ses mots ce qui, dans le monde moderne, est le verrou de la vie authentique . Il se peut que le terme permette des équivoques .

Déjà fuse la question de Pilate : mais qu'est ce que la vérité ? Que peut être la vie humaine authentique ?


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La vérité moderne est construite sur la notion de représentation, fondée sur la séparation préalablement accomplie au plan historial ( le rythme propre de l'histoire de la pensée), et implicite dans tout discours sur la représentation, entre le logos et l'être . Cette séparation n'est ni naturelle ni originaire . L'orientation originaire de la tradition est l'union entre l'être et le Verbe, le souffle qui passe entre les lèvres de Dieu comme entre les lèvres des hommes, et qui est aussi la sève, le sang, le sperme, l'âme .

Je ne peux insister sur ce point . Voilà les premiers mots de la Genèse des mondes : Dieu dit . Et Parménide : c'est le même de penser et d'être . Et le prologue de l'Évangile de Jean : dans le principe était le Verbe (logos) . Dans la pensée grecque et médiévale, le vrai est ce qui est . Thomas note, dans la question disputée sur la vérité : Il semble que la vérité soit identique à l'étant . Et c'est parce que le logos est identique à la puissance d'existence, à la racine de la mystérieuse éclosion de l'être qu'il est puissant – que les invocations, les bénédictions ou les malédictions ne sont pas de simples paroles, mais des puissances redoutables qui font le destin . De même, la simple parole de l'homme vaut alors plus que tous les contrats, car l'homme qui commence à mentir ne peut plus faire confiance à personne, et est abandonné par les dieux . Dans le Hagakure, la discipline du silence et de l'impassibilité pour le guerrier est essentielle au bushido, car l'homme qui parle s'engage par ses mots sous peine de déshonneur . C'est pourquoi, encore, le poète, le Maître de parole, est associé au Prince, Maître du monde . Le poète qui annonce le règne du Prince, comme Virgile pour Auguste ne fait pas de la flagornerie, mais est l'Hermès du printemps à venir . La Table d'Émeraude tient encore cette origine du Verbe dans ces mots :

I . Il est vrai, sans mensonge, certain et très véritable .

Dans la pensée moderne, à la suite d'une dérive séculaire de séparation et de perte du sens des mots – les mots sont usés, on ne peut plus les dire - la vérité s'est exilée de l'être, et est devenue la propriété d'une proposition considérée par rapport à ses conditions de vérification . La vérité est un jugement humain ; et bien avant Machiavel, qui se contente de constater, il est devenu nécessaire au Prince de savoir mentir tout en donnant le spectacle de la loyauté . Dans le Prince le Spectacle est bien présent : le Prince doit être féroce sous les traits les plus suaves, si cela lui est profitable . Un Marc-Aurèle aurait sans doute jugé sévèrement un tel Prince .

Le vrai appartient aux propositions ; l'être, ou les étants, ne sont plus pensés comme ni vrais ni faux, sauf s'ils cherchent à tromper, c'est à dire que des hommes communiquent mensongèrement à travers eux, comme un faux cuir . Une erreur d'identification est une erreur, mais si je prend la corde pour un serpent, elle n'est pas un faux serpent . Plus généralement, le vrai est une propriété des représentations d'être semblables à l'être, en sachant que définir le semblable est d'une difficulté extrême, voire paradoxal . La Science, au sens moderne, qui s'éprouve au contact de l'expérience et de l'observation, devient le lieu de l'expérience obscurcie de la vérité .

La vérité est passée dans la représentation bien avant les thèses de la Société du Spectacle . Il existe un lien immédiat entre la dérive du concept de vrai comme authenticité vers un concept de vrai comme valeur de vérité d'une représentation, et la dérive de la vie immédiate de l'homme enraciné dans l'être vers la vie aliénée dans la représentation . Les anciens hommes de paroles sont des serviteurs de l'être et des dieux, comme la Pythie, comme les prophètes . L'homme moderne s'enivre du sentiment de sa maîtrise et se donne en spectacle à lui-même .

Vrai est aussi une marque de valeur ; si l'homme pose que le monde, que la vie, que la terre n'est pas vraie, mais que ses paroles et ses représentations purement humaines le sont, il commence à marquer une décentration du monde vécu vers l'individu humain maître et possesseur de la nature . Cette orientation est celle du narcissisme moderne, qui est solipsiste et idiotique .

Solipsiste, ne croyant qu'en soi-même . Il suffit de passer de la seule vérité de la parole à la toute puissance ontologique de la représentation : j'ai le monde que je veux, car j'ai le monde que je représente, et que ma représentation est ma propriété et ne dépend que de moi .

Idiotique, absolument particulier, particulier en général, puisque je suis le seul à être et à dire ce qui est, je suis donc absolument différent de tout autre chose, incomparable, mais aussi enfermé en moi, in-commu-nicable .

Les conséquences de cette conception sont la perte de la capacité à penser une existence selon la sagesse, c'est à dire selon la vérité . Car la présence avant toute parole d'un Univers, et justement de la connaissance universelle, et de la langue humaine, est la certitude ontologique d'un logos commun caché – la nature aime à se cacher – que le discours vrai, le logos apophantique, manifeste pour les hommes . Et ce logos commun est justement l'enseignement de la sophia, de la sagesse qui permet la vie en harmonie avec les dieux, les hommes et l'Univers .

Pour les Grecs, la recherche de la vérité en philosophie était au service de la vie . Voyez Épictète, pour une formulation plus aisée à comprendre que Héraclite ou Empédocle pour un moderne :

Souviens-toi donc que si tu regardes comme libre ce qui de sa nature est esclave, et comme étant à toi ce qui est à autrui, tu seras contrarié, tu seras dans le deuil, tu seras troublé, tu t’en prendras et aux dieux et aux hommes ; mais si tu ne regardes comme étant à toi que ce qui est à toi, et si tu regardes comme étant à autrui ce qui, en effet, est à autrui, personne ne te contraindra jamais, personne ne t’empêchera, tu ne t’en prendras à personne, tu n’accuseras personne, tu ne feras absolument rien contre ton gré, personne ne te nuira ; tu n’auras pas d’ennemi, car tu ne souffriras rien de nuisible.

Le discernement des étants est au service du bonheur, puisque c'est par manque de discernement que les hommes se rendent malheureux, par disharmonie avec la vérité . Connais-toi toi-même comme mortel, comme paille dans la main des dieux, accepte ton sort d'homme – et jouis du monde dans sa plénitude sans t'illusionner, tel est le fond des écoles de sagesse grecque .

Souviens-toi que ce que le désir déclare qu’il veut, c’est d’obtenir ce qu’il désire, que ce que l’aversion déclare qu’elle ne veut pas, c’est de tomber dans ce qu’elle a en aversion ; et quand on n’obtient pas ce qu’on désire, on n’est pas heureux, quand on tombe dans ce qu’on a en aversion, on est malheureux. Si donc tu n’as d’aversion que pour ce qui est contraire à la nature dans ce qui dépend de toi, tu ne tomberas dans rien de ce que tu as en aversion ; mais si tu as de l’aversion pour la maladie, la mort ou la pauvreté, tu seras malheureux.

Ne demande pas que ce qui arrive arrive comme tu désires ; mais désire que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux.

Ou cette prière finale qui montre la piété de cette sagesse, liée à l'effacement de la volonté de l'individu humain devant la volonté souveraine des dieux qui se déploie sur le ciel étoilé :

1. Emmène-moi, Jupiter, et toi, Destinée, là où vous avez arrêté que je dois aller. Je vous suivrai sans hésiter et quand même j’aurais la folie de ne pas le vouloir, je ne vous en suivrai pas moins.
2. Quiconque se soumet de bonne grâce à la nécessité est sage à notre avis et sait les choses divines.
3. Mais, Criton, si telle est la volonté des dieux, qu’elle s’accomplisse
.

Connaître le monde dans sa rudesse et sa souveraineté sur l'homme pour l'accepter entièrement est la Voie . L'homme moderne ne peut accepter réellement un monde sans anesthésie réelle, et symbolique . Sans se protéger de la douleur, et sans se mentir sur la cruauté du monde où règne le loup déchirant, et pas les animaux faibles . Sans se protéger de son plaisir et de son désir, quand ils accusent la folie de sa morale et de la constitution de l'ego moderne . L'homme moderne par exemple nie les plaisirs liés à la force, nie le plaisir de la chasse, nie le lien entre la prédation et le sexe, nie le désir d'être maître et le désir d'être maîtrisé visibles sur les murs de Pompéi et dans l'éros des peuples . Le mensonge n'est pas dans l'être, mais bien dans la représentation illusoire des hommes :

Ainsi, à toute idée rude, exerce-toi à dire aussitôt : « Tu es une idée, et tu n’es pas du tout ce que tu représentes. » (…) Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, ce sont les jugements qu’ils portent sur les choses. Ainsi la mort n’a rien de redoutable, autrement elle aurait paru telle à Socrate ; mais le jugement que la mort est redoutable, c’est là ce qui est redoutable. Ainsi donc quand nous sommes contrariés, troublés ou peinés, n’en accusons jamais d’autres que nous-même, c’est-à-dire nos propres jugements. Il est d’un ignorant de s’en prendre à d’autres de ses malheurs ; il est d’un homme qui commence à s’instruire de s’en prendre à lui-même ; il est d’un homme complètement instruit de ne s’en prendre ni à un autre ni à lui-même.

C'est pour cela que les anciens étudiaient la vérité, pour vivre.

La première partie de la philosophie et la plus essentielle, c’est de mettre en pratique les maximes, par exemple de ne pas mentir ; la seconde, ce sont les démonstrations, par exemple, d’où vient qu’il ne faut pas mentir ; la troisième est celle qui confirme et éclaircit les démonstrations elles-mêmes ; par exemple d’où vient que c’est une démonstration ? Qu’est-ce-qu’une démonstration ? Qu’est-ce que conséquence, incompatibilité, vrai, faux ?
2. Ainsi donc, la troisième partie est nécessaire à cause de la seconde, et la seconde à cause de la première ; mais la plus nécessaire, celle au delà de laquelle on ne peut plus remonter, c’est la première. Nous, nous agissons au rebours. Nous nous arrêtons à la troisième partie ; toute notre étude est pour elle, et nous négligeons complètement la première. Aussi nous mentons, mais nous savons sur le bout du doigt comment on démontre qu’il ne faut pas mentir
.

Toute l'histoire de la pensée moderne est celle d'une inversion des valeurs entre l'être et la représentation, non pas positive, mais profondément illusoire . Le triomphe moderne de la moraline est un aspect de cette inversion, quand les sentiments immatures d'hommes impuissants prétendent juger et condamner le monde . Plus encore, quand la morale humaine trop humaine sert à accuser les dieux d'injustice .

L'homme moderne produit par la technique peut croire maîtriser le monde à l'abri de l'inactivité pratique des employés tertiarisés et de la propagande - Le spectacle est le discours ininterrompu que l'ordre présent tient sur lui-même, son monologue élogieux. C'est l'auto-portrait du pouvoir à l'époque de sa gestion totalitaire des conditions d'existence - Mais cette maîtrise est illusoire . Le fleuve de l'histoire, des guerres ou des crises mondiales est aussi destructeur et invincible pour l'individu déraciné que les anciens déterminismes naturels . L'homme moderne est comme un arbre arraché à sa rive par la crue du fleuve, qui croit dominer le courant qui l'emporte – un bateau ivre . Davantage même, quand il s'agit d'un accident nucléaire, où les mots des hommes deviennent impuissant à dire le cauchemar d'une puissance censée être domptée au service des des hommes, et devenue ennemie, étrangère, mortelle à une échelle indescriptible .

L'arrière plan de la vie authentique ancienne est l'ombre du texte de Debord . La notion de vie, de vie enfermée dans le système, et de vie large, libérée, est d'ailleurs toujours présente dans son œuvre, et en fait le prix beaucoup plus que les considérations marxistes scolaires .


***


Si je résume la puissance de la notion de Spectacle selon Debord, je retrouve les idées suivantes, au delà de la notion du Spectacle comme aboutissement, stade suprême du capitalisme : le Spectacle est l'obligation construite de vivre dans le mensonge, ou aliénation ; le Spectacle est une seconde nature posée comme indiscutable dans un but de domination et la clôture de la discussion sur l'absurdité du monde capitaliste ; le Spectacle est la destruction des liens sociaux entre les hommes ; le Spectacle est une figure de la mort . Le Spectacle pour le dire en peu de mots est aliénation, asservissement, isolement, mort . L'aliénation a été vue au commencement, je la reprends plus sommairement et donne des éléments des autres perspectives :

Aliénation :

La séparation est l'alpha et l'oméga du spectacle.

La séparation fait elle-même partie de l'unité du monde, de la praxis sociale globale qui s'est scindée en réalité et en image. La pratique sociale, devant laquelle se pose le spectacle autonome, est aussi la totalité réelle qui contient le spectacle. Mais la scission dans cette totalité la mutile au point de faire apparaître le spectacle comme son but
.


Asservissement :

Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images.

Il est l'affirmation omniprésente du choix déjà fait dans la production, et sa consommation corollaire. Forme et contenu du spectacle sont identiquement la justification totale des conditions et des fins du système existant. Le spectacle est aussi la présence permanente de cette justification, en tant qu'occupation de la part principale du temps vécu hors de la production moderne.

Le spectacle est le discours ininterrompu que l'ordre présent tient sur lui-même, son monologue élogieux. C'est l'auto-portrait du pouvoir à l'époque de sa gestion totalitaire des conditions d'existence.

Le spectacle se présente comme une énorme positivité indiscutable et inaccessible. Il ne dit rien de plus que « ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît ». L'attitude qu'il exige par principe est cette acceptation passive qu'il a déjà en fait obtenue par sa manière d'apparaître sans réplique, par son monopole de l'apparence.

C'est la plus vieille spécialisation sociale, la spécialisation du pouvoir, qui est à la racine du spectacle. Le spectacle est ainsi une activité spécialisée qui parle pour l'ensemble des autres. C'est la représentation diplomatique de la société hiérarchique devant elle-même, où toute autre parole est bannie. Le plus moderne y est aussi le plus archaïque.

L'apparence fétichiste de pure objectivité dans les relations spectaculaires cache leur caractère de relation entre hommes et entre classes : une seconde nature paraît dominer notre environnement de ses lois fatales
.

Isolement :

Le système économique fondé sur l'isolement est une production circulaire de l'isolement. L'isolement fonde la technique, et le processus technique isole en retour. De l'automobile à la télévision, tous les biens sélectionnés par le système spectaculaire sont aussi ses armes pour le renforcement constant des conditions d'isolement des « foules solitaires ». Les spectacle retrouve toujours plus concrètement ses propres présuppositions.

Le concept de spectacle unifie et explique une grande diversité de phénomènes apparents. Leurs diversités et contrastes sont les apparences de cette apparence organisée socialement, qui doit être elle-même reconnue dans sa vérité générale. Considéré selon ses propres termes, le spectacle est l'affirmation de l'apparence et l'affirmation de toute vie humaine, c'est-à-dire sociale, comme simple apparence.
(...)

Mort :

(...)Mais la critique qui atteint la vérité du spectacle le découvre comme la négation visible de la vie ; comme une négation de la vie qui est devenue visible.

Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant
.

L'homme séparé de sa propre vie, qui croit par là se libérer des déterminismes de l'existence selon la promesse de toutes les libérations du Système, retombe sous la domination asservissante du Capital et de la Technique . Dans le Système, toute libération est libéralisation, c'est à dire asservissement au Capital sous la forme du marché et de la concurrence libre et non faussée, de la guerre de tous contre tous . Telle fut la libération des peuples primitifs de leurs tabous et superstition, de la libération de la femme, qui est encore vendue comme projet inachevé malgré toutes ses dérives, ou encore la libération de l'adolescent devenu une créature du marché . N'oublions pas que l'ultra-gauche qui a formé Debord passe par la critique impitoyable du transfert de la lutte sociale de classe vers les « enjeux éthiques », pour ne pas dire ethniques, que vendent les partis fonctionnels au Capital, depuis la lutte anticléricale ou laïque d'hier à la lutte contre les discriminations de la présente époque .

La pensée de Debord pense au fond la séparation – que Baudelaire nomme péché originel - comme le mal le plus profond, et cette pensée qui fait de la scission d'avec l'être un mal, et même une mort, est aussi une pensée structurellement gnostique . Debord ouvre la porte à Tiqqun, comme Tiqqun ouvre la porte à la révolte métaphysique contre le Monde moderne .

Bien entendu, Debord renierai cela avec horreur .

***


Le Spectacle – l'origine du théâtre ou de la tragédie – mérite une étude en son essence . Je ne citerais pas Eliade, Nietzsche ou Artaud, qui pourraient apporter le même fond, mais Guénon . L'époque médiévale, en nommant mystère ses pièces de théâtre, et en les jouant sur des moments liturgiques du calendrier sacré, a parfaitement retrouvé, comme en de nombreux domaines, cette origine .

Le rite est la reconduction temporelle d'un événement éternel . Ainsi le sacrifice de la messe des chrétiens est le repas pascal sans cesse renouvelé, et réellement renouvelé . Le refus théologique, au XVIème siècle, de considérer autrement que réelle la transformation du pain et du vin en chair et sang montre un refus d'évoluer justement vers des théories de la représentation, de la déréalisation du sacrifice de la messe . Pascal note dans les pensées : Jésus est crucifié jusqu'à la fin du monde . Dans la Kabbale, toute couple humain qui fait l'amour reproduit l'amour d'Adam et Ève dans l'Éden, et le fait dans la présence divine, et parmi les influx de la sève et du souffle de Dieu . Il en est analogiquement de même dans les pratiques tantristes : l'homme et la femme qui s'unissent reproduisent l'union et la division divine, et sont toujours figurés comme des dieux .

Le rite est le premier spectacle . Il commémore et fait revivre . Il réparé le monde usé par le déroulement du temps, et il affirme la mémoire, la remémoration de l'éternité . Dieu se souvient de l'homme, et l'homme se souvient de Dieu . Le printemps est ainsi le spectacle de la nature .

Le rite rend présent ici et maintenant les puissances originaires et éternelles, les puissances du Ciel, selon la règle de la Table d'Émeraude :

II . Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut et comme ce qui en bas, pour faire les miracles d'une seule chose .

Le spectacle authentique est ainsi une intensification de l'existence par le retour vers le point mystérieux de la plus grande puissance, l'équivalent symbolique de la fontaine de vie . Sans nom, il est à l'origine du Ciel et de la Terre . Avec un nom, il engendre les mondes . Dans le spectacle, les hommes perdent leur identité méprisable et éphémère – les civilisations traditionnelles ignorent l'art du portrait – pour se revêtir de la puissante identité du dieu . Se mouvement peut passer par l'art du vêtement, du masque, par la danse – ce que nous avons nommé théâtre . Et cette représentation sacrée, éternelle, est plus proche de l'être que les marionnettes qui les animent – les acteurs peuvent être en transe, et abandonner toute volonté propre . La représentation sacrée est plus vraie que le monde des hommes ; aussi cette structure peut sembler ressembler au Spectacle . Mais elle en est l'inversion exacte .

Dans son éloge du maquillage, Baudelaire développe très précisément le modèle traditionnel de la représentation .

La femme est bien dans son droit, et même elle accomplit une espèce de devoir en s’appliquant à paraître magique et surnaturelle; il faut qu’elle étonne, qu’elle charme; idole, elle doit se dorer pour être adorée. Elle doit donc emprunter à tous les arts les moyens de s’élever au-dessus de la nature pour mieux subjuguer les cœurs et frapper les esprits. Il importe fort peu que la ruse et l’artifice soient connus de tous, si le succès en est certain et l’effet toujours irrésistible. C’est dans ces considérations que l’artiste philosophe trouvera facilement la légitimation de toutes les pratiques employées dans tous les temps par les femmes pour consolider et diviniser, pour ainsi dire, leur fragile beauté. L’énumération en serait innombrable; mais, pour nous restreindre à ce que notre temps appelle vulgairement maquillage, qui ne voit que l’usage de la poudre de riz, si niaisement anathématisé par les philosophes candides, a pour but et pour résultat de faire disparaître du teint toutes les taches que la nature y a outrageusement semées, et de créer une unité abstraite dans le grain et la couleur de la peau, laquelle unité, comme celle produite par le maillot, rapproche immédiatement l’être humain de la statue, c’est-à-dire d’un être divin et supérieur? Quant au noir artificiel qui cerne l’œil et au rouge qui marque la partie supérieure de la joue, bien que l’usage en soit tiré du même principe, du besoin de surpasser la nature, le résultat est fait pour satisfaire à un besoin tout opposé. Le rouge et le noir représentent la vie, une vie surnaturelle et excessive; ce cadre noir rend le regard plus profond et plus singulier, donne à l’œil une apparence plus décidée de fenêtre ouverte sur l’infini; le rouge, qui enflamme la pommette, augmente encore la clarté de la prunelle et ajoute à un beau visage féminin la passion mystérieuse de la prêtresse.

Les hommes par essence sont séparés de l'être, par le péché originel . La femme maquillée ne se représente pas elle-même faussement, elle manifeste la puissance occulte de la féminité, elle répare l'être parfait blessé, et lui rend hommage, en permettant aux hommes de lui rendre hommage . Le maquillage baudelairien n'est pas narcissique ni menteur, il est platonicien – image de l'éternité dans le temps . Le dandysme d'un Wilde est évidemment analogue .

Aimez l'art pour lui même et tout ce dont vous avez besoin vous sera donné par surcroît. Cette dévotion à la beauté éternelle (...) devrait se retrouver dans toutes les grandes civilisations ; ainsi la vie de chaque homme cesse d'être une spéculation pour être un sacrement.

Au contraire Le Spectacle moderne est l'affirmation de l'identité, l'affirmation idiotique et narcissique de l'individu, de l'actualité, de l'histoire la plus superficielle, au sens non d'apparent, de manifesté, mais d'éphémère, d'inférieur . Dans le Spectacle, l'individu le plus représenté croit être le plus intensément, alors que l'homme traditionnel est plus intensément en s'abandonnant . Mais le plus essentiel est que le Spectacle est à la fois la réalité et l'entretien de la séparation d'avec l'être et la vie . Le Spectacle, auto-affirmation de l'homme à travers la toute puissance de sa représentation du monde, de sa vision du monde, est aussi le processus du nihilisme lui-même, l'annihilation des mondes, réduits à n'être que le support indifférencié, la matière obscure et « désenchantée » de la toute puissance technique – et non le Livre d'un apprentissage de la vie, et les symboles des dieux .

Je le montre dans des miroirs modernes .


***


Dans la démocratie représentative moderne, les représentants sont censés être la Nation souveraine, alors qu'ils n'en sont plus que le Spectacle, réduits en outre à l'impuissance . La démocratie athénienne avait une hostilité profonde envers la représentation politique, et l'assemblée était directement l'assemblée du peuple entier . Les règles destinées à réduire le pouvoir des magistrats nous paraîtraient incroyablement strictes, ne serait – ce que l'élection annuelle, ou le partage des hautes fonctions entre plusieurs hommes simultanément . Ceux qui décidaient la guerre étaient ceux qui allaient combattre, ce qui semble une garantie d'objectivité de décisions de cette gravité .

Pour ce qui est de la représentation du peuple à lui même, il était dans l'antiquité et l'ancien régime des spectacles civiques . Dans une procession publique, les habitants d'une cité se vivent comme communauté réelle, effective ; alors que la représentation moderne invoque le peuple même en cas d'abstention massive . Par les sondages, par les processus de traduction du suffrage, nous avons vu des hommes minoritaires élus – ainsi G.W.Bush, ou se maintenir au pouvoir . Globalement, les chances d'un groupe ou d'un homme hostiles au Système d'obtenir une représentation sont pour ainsi dire nulles . La réalité du fonctionnement des républiques modernes est l'oligarchie sous le Spectacle de la démocratie, de même que la réalité fonctionnelle de la lutte contre les discriminations est la production d'un marché unifié des compétences humaines pour le Système par la destruction des liens non-fonctionnels .

Il est très clair par exemple que les garanties de liberté de pensée et d'expression ne cessent de subir une érosion dont les limites ne peuvent pas être données . Il n'est pas du tout certain qu'un sujet de la monarchie absolue avait moins de libertés que l'un d'entre nous . Honnêtement, j'en doute . La complexité du Système, comme le montre Galbraith, oblige à réduire les incertitudes, pensées uniquement en termes de risques, c'est à dire à réduire indéfiniment la liberté effective . Cette réduction s'opère souvent sous le masque matriarcal de la prévention et de la santé, de la protection et de la sécurité . Globalement, les systèmes politiques de l'ouest sont « démocratiques » comme les démocraties populaires l'étaient . Il ne s'agit pas d'un jugement moral, mais simplement du constat de l'impuissance réelle du citoyen devenu isolé à agir sur son environnement, même proche . Pour l'essentiel, le citoyen moderne est d'abord une personne soumise à des contraintes sur lesquelles il n'a pas de prise, et soumise aux règles étroites du salariat, et qui de temps à autre se voit offrir le spectacle de sa consultation . Des actes basiques des hommes anciens, comme s'arrêter de travailler selon le temps qu'il fait, se défendre soi-même ou sa famille en cas d'agression, payer un sorcier pour se soigner d'une maladie, fumer sans y penser, s'enivrer, ou encore vendre au marché les produits de son jardin sans pouvoir justifier de l'achat de ses semences suffisent à s'attirer de gros ennuis . Il faut toute la force de mensonge et de caricature du discours progressiste pour faire oublier quelle réduction à l'obéissance et à l'immaturité est exigée sans sourciller des hommes modernes .

Le spectacle de la liberté a remplacé la liberté vécue directement . Le spectacle de la justice est offert pour masquer l'injustice fondamentale du Système . Dans ses essais politiques, Vaclav Havel a très longuement analysé le poids de ce mensonge, du politiquement correct comme dissolution de toute vie authentique . Un effet particulièrement pervers est l'instrumentalisation du langage, des mots les plus sacrés de la tribu . La communication entre les hommes est rendue impossible ou pervertie quand les mots de patrie, d'honneur ou de loyauté servent à masquer un pouvoir arrogant, égoïste et cruel . La communauté des hommes est blessée, mais le langage lui-même est blessé par le langage de l'Empire . Notre terre est la gaste terre, la terre rendue stérile, sans sève ni sang, par les mensonges et la déloyautés des hommes, la terre dont le roi pêcheur est blessé, privé de sa force virile . Dans ce sens, Ellroy est par excellence un écrivain situationniste . Car le lieu d'énonciation de la Loi morale est pour lui Dream-a-Dream land, le monde des rêves bâti sur le meurtre d'autres hommes, le monde des miroirs construit par des hommes mauvais . C'est à dire que c'est la Loi même, l'énonciation du bien, du juste et du vrai qui est au service du mal, de l'injuste et du mensonge . Le Spectacle est cela même qui neutralise tout espoir de renaissance en portant la décomposition de toute parole de printemps .

Un aspect complémentaire de l'étude du Spectacle est de montrer que le Spectacle ne doit pas vainement être étudié pour son contenu, car l' information n'y est qu'une quantité, un débit, une matière. L'axe de compréhension est sa forme : la dissociation, la réduction à la quantité . Dans la nature dont le Spectacle se veut la représentation, tout est lié, tout est systémique ou presque ; le réchauffement de l'atmosphère, la pollution et le taux de croissance ; le taux de chômage et l'intensité de l'exploitation ; la discrimination positive qui par nécessité logique entraîne une discrimination négative - si cet emploi est pour telle catégorie humaine, tu seras refusé à cet emploi à cause de ta propre catégorie . L'essence de la compréhension, du sens donné à la Cité humaine est de comprendre les liens . Comprendre, c'est relier . Or le spectacle fragmente, dissocie et déforme ; l'image d'un sous-système devient essentielle, un évènement majeur ; un problème d'envergure mondiale devient inexistant . A Fukushima, deux piscines de combustible usagé, mais à refroidir en permanence, sont sur les toits de deux réacteurs endommagés . Selon un expert nucléaire japonais (université de Kyoto), un nouveau tremblement de terre qui viderait les piscines, et permettrait le réchauffement de ce combustible, it will be the end . 2500 tonnes de combustible seraient à l'air libre, et tout le Japon serait en puissance à évacuer . Les travaux de vidange, très difficiles, ne pourront commencer qu'en décembre 2013 . Le monde est pris en otage de ce désastre dans un silence halluciné du Spectacle . Il y a peu, tous les médias et des hommes puissants s'étaient déplacés en France pour une prise d'otage dans une école . Voilà un exemple de ces gigantesques boursouflures occasionnées au réel .

Chaque atome du spectacle est vrai, et est un moment du faux en étant intégré à des organismes fantasmatiques crées par le Spectacle . C'est pour cette raison que l'oxymore est la figure de rhétorique typique de l’idéologie spectaculaire : l'oxymore est une chimère de la représentation . Le Spectacle fait vivre les hommes dans des chimères . De ce fait, et les chimères de la représentation liées à la légitimité démocratique qui fait peser avant tout ceux, les plus nombreux, qui ne se déterminent que par le Spectacle, les hommes de cette terre sont incapables de prendre des décisions adaptées même à des situations d'urgence - voyez le cas exemplaire de Fukushima . Les hommes comprennent de moins en moins la réalité naturelle ou humaine, organisationnelle ; le caractère dissocié de toute réalité des débats politiques est de plus en plus évident . Et le refus des contraintes du réel par la révolte d'un narcissisme infantile, c'est de l'immaturité (voyez Gombrowicz), une immaturité devenue modèle de développement des adultes dans le Système, et même des vieillards .

Un autre exemple de fonction du Spectacle est la pornographie . Tout d'abord, la pornographie opère sur l'érotique le processus de réduction au fait matériel propre à l'ensemble du nihilisme : un rapport sexuel n'est qu'un rapport sexuel et rien de plus, avec une symbolisation annihilée . L'intégration sacrée du sexe n'est pas une limite, mais une intensification de la puissance sexuelle, et aussi de sa pratique effective . La pratique antique du sexe était certainement indéfiniment plus puissante que la nôtre . La pornographie est énormément sexuelle et crue par exténuation de l'éros à l'âge du nihilisme .

La pornographie fait du sexe une activité spécifique, spécialisée ayant sa place dans l'ensemble de la division fonctionnelle du travail . Mais comme le renforcement des forces de sécurité est le signe de l'impuissance des adultes à affirmer leur sécurité autonome, le renforcement de la pornographie est le signe d'une dépossession de la sexualité par les hommes . Le sexe est réduit à l'acte et standardisé, pratiqué en série, de manière industrielle . Et l'homme moyen n'en est que le spectateur, c'est à dire que sa dépossession de la vie directe par la représentation est achevée . Comme pour une prostituée, il doit payer – mais il ne peut même pas posséder .

Ce spectacle par contre détend la puissance de transformation du désir, qui pousse à partir en quête . Très exactement comme les films d'action ou les jeux vidéos, la pornographie permet à un ego fantomatique, dans le corps d'une personne rendue complètement fonctionnelle, de délirer sur une toute puissance inexistante, baisant sommairement d'un sexe énorme, tuant ses ennemis par milliers, dirigeant des royaumes, puis retournant à son travail misérable et monotone . L'essence du Spectacle est la séparation, condamnant à l'impuissance dans le monde, et fantasmant la toute puissance dans la représentation .

En organisant la dérégulation du désir, la pornographie facilite l'asservissement : c'est la désublimation répressive, déjà notée par Marcuse dans les années 60 . Le propagande de la toute puissance individuelle, du narcissisme moderne fonctionnel au Système fait de l'ego un fantôme hideux qui ne cesse de se la raconter tout-puissant, et de se voiler sa misère . La peur panique de l'agression ou de la maladie dévorante dans le monde moderne est bien la peur panique de l'expérience de l'impuissance, expérience qui brise les structures de l'ego spectaculaire – expérience qui est un traumatisme irréparable pour tous les hommes incapables de construire un être humain déjà mort, et donc forgé de cette capacité de résistance au mal des aventuriers du passé, de ces êtres que rien ne semble pouvoir traumatiser – de ce caractère indomptable qui ne se forge que de la joie immédiate, de l'immense joie solaire et de l'accord entièrement donné à la douleur de la vie .

Si dans la voie tu cherches d'abord à éviter la douleur, tu éviteras la vie - et toute voie quelle qu'elle soit.


***


Le spectacle de l'art, le théâtre, le cinéma ne sont pas le Spectacle en soi . Ils ne sont pas asservissement nécessairement, et tromperie, mais peuvent être intensification de la sève, de la vie ici et maintenant . Ils forment une sphère temporairement à l'abri de ce monde de mort – et c'est ainsi, au delà des définitions maniaques de Debord, qu'il faut comprendre ce qu'est la situation que peut construire la puissance de l'artiste : un moment puissant de la vie humaine et plus qu'humaine . La situation chez Debord est au fond proche de la T.A.Z chez Hakim Bey . La situation est un signe et une preuve vivante, concrète, de la puissance de la transformation de la vie par l'art . Un sacrifice, un rite divin, la pratique de la théurgie, un amour puissant dans l'espace des jours sont des situations en ce sens, comme certains livres, comme le Docteur Jivago, sont des mémoriaux de situations, la preuve certaine, l'être certain et très véritable que les limites du Système peuvent être franchies, qu'il est de l'inconnu, du nouveau qui se renouvelle éternellement, une aube d'été a embrasser .

L'art, un spectacle, y compris un chant sublime, peuvent être des situations . Le propre de la situation est de ne pas supposer la séparation entre l'artiste, l'objet et le spectateur . La participation ne doit pas être pensée comme étant une activité, et encore moi une activité de production . La participation est le contact intérieur avec la puissance . Devant une œuvre d'art plastique, une pièce de théâtre sublime, en communiant dans l'intensification de l'être, je crée en moi cette participation des essences au sens platonicien. Les grecs ne s'y trompaient pas .

Le Spectacle décrit par Debord garde aussi sa puissance de vie .

Ces distinctions peuvent paraître subtiles . Mais le révolté sait examiner les cas, et rendre à chacun selon la justice .

Vive la mort !

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Zinaida Serebriakova